Morgane
« Tu es intrigante, tu es orgueilleuse, tu es assoiffée de pouvoir, tu es sans scrupule. Mais tu es Morgane, et c’est sur toi que repose la fin des aventures. Tu le sais tout aussi bien que moi, toi qui as la vision du passé et de l’avenir. »
Le Cycle du Graal
Jean Markale
Morgane
Scénario : Simon Kansara & Stéphane Fert
Dessin : Stéphane Fert
Éditeur : Delcourt
Collection : Mirages
Date de sortie : 06/04/2016
< Tous les dessins dans cet article sont de Stéphane Fert
Résumé :
Morgane est l’unique enfant du seigneur de Tintagel. Ce dernier voyant en elle une future souveraine décida, au mépris des coutumes de son temps, de l’élever pour régner. Malheureusement, Uther Pendragon, aidé du machiavélique Merlin, entend bien unifier toute la Bretagne sous son autorité.
La suite est connue Uther conquiert Tintagel, tue le père de Morgane et avec l’aide de la magie de Merlin fait un enfant à la mère de l’enchanteresse. Enfant que le machiavélique sorcier cachera au reste du monde jusqu’à ce qu’il retire une épée magique d’un rocher.
La jeune femme devenant dès lors, comme dans beaucoup d’interprétations récentes de la légende, la principale adversaire du nouveau souverain qu’elle juge illégitime.
Critique :
Comme je l’ai dit, l’histoire est connue du plus grand nombre. Du moins dans ses grandes lignes. Et avec les multiples versions qui ont cohabité au travers des siècles certains se demanderont probablement l’intérêt de pencher encore une fois sur le mythe arthurien.
À ceux-là, je répondrai tout d’abord que la matière de Bretagne est suffisamment plastique pour permettre à chaque auteur de s’en emparer et d’y apporter quelque chose de neuf. Et ensuite, que la légende arthurienne est rarement racontée du point de vue de ses personnages féminins, a fortiori quand ils sont les antagonistes, et que, rien que pour ça cet album mérite qu’on y jette un œil.
Franchement j'étais obligé de mettre une référence à Kaamelott.
Attention cependant, il ne s’agit pas de faire de Morgane une sainte. Dans cette réécriture de la légende, la fée reste un personnage sombre, sa quête de pouvoir, son désir de vengeance ou son talent de manipulatrice n’ont pas été effacés. Mais le récit nous montre surtout comment et pourquoi elle est devenue ainsi.
Comment elle a subi le poids du patriarcat médiéval où une jeune fille intelligente est forcément suspectée d’être une maléfique sorcière. Comment une société glorifiant la brutalité guerrière, en détruisant le foyer d’une innocente, a engendré sa future némésis. Comment un maître se sentant un droit de possession sur sa jeune élève n’hésitera pas à lui mentir et à la manipuler, lui apprenant par là même l’art de tromperie.
Bref le monde qui nous est dépeint mérite largement la haine qu’il inspire à Morgane.
Et on ne peut pas dire que Camelot soit un phare apportant la lumière sur ce triste paysage. Arthur est un idiot égocentrique, et les chevaliers de la Table ronde tiennent plus de dangereuses brutes épaisses que de héros altruistes. L’égoïsme de ces seigneurs n’attendra d’ailleurs pas l’enchanteresse pour transformer la Bretagne en terre gaste et il semble donc que ce soit bien les membres de la cour qui ont apporté le malheur sur la Bretagne. Une mention spéciale pour le père Blaize qui prend ici très très cher.
De plus, bien qu’étant la « méchante » de l’histoire les actions de l’enchanteresse auront une portée positive. Les auteurs reprennent par exemple à leur compte la légende du « Val sans retour », mais en modernisent le sens.
En effet dans les textes médiévaux ce « Val des faux amants » est un lieu d’où un homme ayant un jour commis une faute contre l’amour ne peut s’échapper. Bien qu’y étant particulièrement bien traités c’était une cage dorée pour les chevaliers se retrouvaient symboliquement soumis à leurs dames, qui seules pouvaient allez et venir à leur grès. Symboliquement l’aventurier s’occupait donc du foyer plutôt que de guerroyer et de séduire de jeunes damoiselles. Cette vallée gouvernée par Morgane offrait ainsi aux femmes de chevaliers une condition plus douce qu’à l’ordinaire. Dès lors pas étonnant que des auteurs contemporains fassent de l’enchanteresse une figure féministe.
Ici le scénario transforme le Val en un refuge où Morgane accueille les femmes qui souhaitent se libérer du joug des hommes et où elle leur apprend à « ne plus vouloir de maître ». Si l’on ajoute son rejet du « dieu austère » que vénère Merlin, je finis presque par croire que si elle était montée sur le trône la princesse de Tintagel aurait été la première reine anarchiste.
On nous présente donc ici une Morgane forte, païenne, sexuellement libérée (et qui l’assume) ainsi que féministe. Elle est assurée de ses capacités, certaine de la justesse de sa cause, capable de tout pour parvenir à ses fins et a les moyens de ses ambitions. Mais malgré sa dureté elle est aussi capable d’aimer, de bonté pour « ses sœurs » et au bout du compte elle se soucie quand même de l’avenir du royaume.
C’est donc un personnage plus ambigu, riche et complexe que met en images Stéphane Fert. Son travail, bénéficie d’un trait assez stylisé et dynamique qui emprunte tantôt à Klimt, Mignola ou à encore à La Belle au bois dormant de Disney. Ce n’est donc pas le réalisme qui est ici cherché, mais l’expressivité. Dans une certaine mesure le résultat m’a évoqué les enluminures médiévales, mais sans pour autant en reprendre les codes de façon servile. Ainsi les personnages se semblent parfois évoluer dans un décor de théâtre. Si je l’ai personnellement beaucoup apprécié, il est possible que ce choix esthétique et narratif en dérange peut-être certains malgré tout.
Sombre, poétique et élégant (vous me dites si j’en fais trop) c’est un beau travail de réinvention du mythe arthurien qui nous est présenté. Une réécriture intelligente, qui probablement par souci d’accessibilité se concentre sur les aspects les plus connus de la chute de Camelot (du moins dans ses versions contemporaines), mais offre à la fée Morgane à une place digne d’elle.