Joe Shuster : un rêve américain
« Tout à coup, il m’est apparu. J’ai donné naissance à un personnage à la croisée de Samson, d’Hercule et de tous ces hommes puissants dont j’avais entendu parler. Tous se sont ainsi retrouvés incarnés en un seul. Plus puissant encore. »
Jerry Siegel
Up, Up and Awaaay !!!
Time, 24 juin 2001
Joe Shuster : un rêve américain
Scénario : Julian Voloj
Dessin : Thomas Campi
Éditeur VF : Urban Comics
Sortie VF : 14 septembre 2018
< Sauf mention contraire les dessins sont de Thomas Campi
Résumé :
J’aime Superman, et je conteste l’idée selon laquelle il serait un personnage sans intérêt et impopulaire. Si beaucoup de lecteurs de comics se sont détournés de ses publications c’est, selon moi, moins la faute du personnage, qui est bien plus qu’un stupide boy scout omnipotent, que la faute de scénaristes qui ne savaient pas quoi en faire. (Peut-être sont ils eux-mêmes bloqués par les clichés qui pèsent sur ce héros.)
D’ailleurs quand le kryptonien touche d’autres médias il n’a généralement pas de difficultés à se trouver un public. Par exemple, qui osera me dire que Superman : The Animated Series n’a pas de grandes qualités ? Même Man of Steel, qui n’est pas un film que j’apprécie particulièrement, a trouvé son public et a été un succès commercial. Ce qui prouve bien qu’il y a un public pour l’homme d’acier.
Et si un personnage dont les aventures solos (ne parlons même pas des titres où il est en équipe et des caméos) sont publiées chaque mois sans discontinuer depuis 1938 (et généralement dans plusieurs séries) est un personnage impopulaire il va falloir m’expliquer ce que c’est que la popularité.
J’aime aussi l’histoire qui entoure la création de Superman, j’ai même consacré une vidéo à ce sujet (vidéo visible ici). Mais ce récit est tout de suite beaucoup moins glorieux pour sa maison d’édition. Personnellement je considère cette histoire un peu comme le péché originel de l’industrie des comics. Une faute venue très rapidement après l’acte de création d’un nouveau monde de BD et qui l’influença par la suite.
La façon dont Siegel et Shuster ont été traités par leur éditeur (dont ils ont pourtant largement fait la fortune) est une saloperie qui a largement conditionné la façon dont des générations d’artistes se sont vues déposséder de leurs créations. Mais ça a aussi influencé la façon dont ces créatifs percevaient eux même leur travail qui mit des décennies à être reconnu, ainsi que leurs droits.
C’est cette histoire que se proposent de raconter Julian Voloj et Thomas Campi, d’une façon plus organique que je n’ai pu le faire de mon côté, au travers de ce roman graphique. Ouvrage qui prend le parti de ne pas traiter chacun des créateurs de Superman de la même façon. Au contraire de la plupart des documents que l’on trouve sur le sujet où les deux artistes bénéficient d’une égale exposition. Ici il fait le choix de ne réaliser la biographie que du dessinateur Joe Shuster placé en position de narrateur.
Le volume s’ouvre en effet sur un policier trouvant Joe Shuster sans un sou et obligé de dormir sur un banc. Lorsqu’il découvre que ce SDF est en fait un des co-créateurs de Superman, il ne pourra cacher son étonnement de le trouver dans une situation aussi précaire. Joe Shuster lui déroulera alors le fil de sa vie de son enfance jusqu’au moment où il finit sur ce fameux banc. Ce à quoi s’ajoutent quelques pages sur la façon dont les auteurs de comics se sont mobilisés pour défendre les droits et la dignité de Siegel et Shuster.
Avis :
On suit donc le fil des événements au travers du regard de l’artiste. Ce point de vue, qui est naturellement plus porteur d’émotions que la simple énonciation d’événements, devient particulièrement intéressant quand Joe Shuster et en désaccord avec Jerry Siegel. C’est une façon efficace de nous faire partage partager les doutes, la lassitude et les questionnements du dessinateur. Si cela nous pousse à prendre parti et à embrasser le point de vue de Shuster pendant leurs disputes, ça permet aussi de se sentir bien plus proche de lui qu’avec un ouvrage où « le temps de parole » aurait été plus équilibré.
D’autant qu’en s’ouvrant dans ce parc où dormait Joe on nous fait bien comprendre qu’on va nous livrer une version sombre du rêve américain. Ici, pas de courageux self-made-men à l’américaine qui grâce à leurs talents et leurs volontés seraient parvenus à la réussite financière pour profiter pleinement de l’american way of life.
Non, mille fois non. Motivés et talentueux ces deux artistes l’étaient, et si la création connut un succès immense ce ne fut pas le cas des créateurs. Ce qu’on nous raconte ici c’est l’histoire de l’exploitation d’artistes par une industrie aux mains d’hommes d’affaires qui vont les vampiriser avant de les jeter.
Ce qui n’est pas sans donner une certaine ironie au titre français de cette BD.
Avec un tel sujet il aurait facile de tomber dans le pathos et la noirceur. Ce que je fais probablement un peu moi même ici. Et un artiste moins talentueux que Thomas Campi aurait usé d’un encrage lourd et de couleurs ternes pour souligner les épreuves. Il aurait peut-être tordu les corps et les visages pour nous faire ressentir la moindre difficulté. Il aurait même pu faire appel a un expressionnisme torturé dans la réalisation des décors voir des compositions de planches. Heureusement les auteurs de Joe Shuster : un rêve américain sont des artistes bien plus talentueux et intelligents que ça, et ils usent de subtilité en racontant l’histoire des créateurs de Superman. Visuellement à part quelques planches l’encrage est inexistant tout est peint et sans contour ce qui donne un aspect très doux aux images. Et en raison des tons employés, mais aussi de l’époque représentée, on se croirait un peu dans les toiles les plus chaudes de Hopper.
City Roofs, 1932 - Hedwar Hopper
Rien n’est exagéré dans cette mise en scène, ce qui rend l’ensemble bien plus crédible. C’est d’autant plus appréciable qu’on n’a pas affaire ici à un témoignage de première main, mais à une recréation de la part de Julian Voloj. La tentation aurait donc pu être particulièrement grande d’embrasser la cause des papas de Superman au point d’en devenir caricaturale. Mais le scénariste a effectué un gros travail de recherche afin de ne pas tomber dans ce travers. On notera d’ailleurs la présence d’un appendice en fin de volume où l’auteur explique ses choix et indique ses sources.
Julian Voloj ni Thomas Campi ne tombent donc dans le piège du tire larme facile et toute la narration se fait au contraire dans une certaine retenue. Si bien qu’avec Joe Shuster : un rêve américain ils arrivent à trouver le délicat point d’équilibre entre la rigueur historique et une narration habitée.
Bref, ce roman graphique est une merveille pour celles et ceux qui comme moi aiment Superman, qui voudraient découvrir ou redécouvrir ses créateurs, qui souhaitent savoir ce qu’ils ont mis d’eux dans leur personnage, qui voudraient en savoir plus sur l’industrie des comics de l’âge d’or ou qui veulent tout simplement lire une très bonne BD.